8 avril 2017

Derniers verres au café Le Tournon



Andrea Manga Bell



« Comme toujours, le poète est installé à une table d’angle face au bar et sa théorie de bouteilles. Il penche légèrement le buste sur une feuille de papier et un verre d’eau. Seuls les initiés savant que le verre d’eau contient en réalité  du sliwowitz.
Chaque fois que Roth a écrit une phrase un peu longue, il l’arrose d’une bonne gorgée ; aussi, le verre plein de sliwowitz se vide-t-il avec la même lenteur inexorable que le papier vierge se noircit de sa petite écriture élégante et soignée. C’est sa façon de travailler, nuit et jour. Il vient de terminer son nouveau roman, La Crypte des Capucins, qui fait suite à sa brillante Marche de Radetsky. Les traditions de l’Autriche impériale survivent en lui et à travers lui, et il ne manque jamais une occasion de rappeler que, durant la Première Guerre mondiale, il avait été officier des armées impériales. J’ai fait sa connaissance au cours de séjours qu’il fit à Vienne. Il vécut en Allemagne jusqu’en 1933, et planta ensuite sa tente à Paris.
Comme toujours lorsqu’une dame approche de sa table, il se lève avec une certaine solennité ; à peine peut-on percevoir un léger vacillement de son buste. Il s’incline tellement pour le baise-main, qu’on sent sur le dos de la main le contact des extrémités de sa moustache blonde, humide et rêche. Le regard légèrement voilé de ses yeux bleus se contente d’effleurer ses interlocuteurs ; puis d’un geste grandiloquent, il nous convie de prendre place à sa table. 
Roth est toujours entouré de deux disciples : son ami d’enfance, Soma Morgenstern, un écrivain populaire, originaire de Galicie, comme lui du reste, et une belle femme à la peau colorée qui l’accompagne dans son exil comme une ombre fidèle. 
Cette femme s’appelle Manga Bell, et elle est mariée à un chef ou à un roi du Cameroun français. On racontait que le roi en question s’obstinait à attendre le retour de la fugitive, et que, à Paris, les Noirs du Cameroun s’agenouillaient sur son passage quand par hasard ils la rencontraient dans la rue. »

Hertha Pauli, La Déchirure du temps



n° 521




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