17 janvier 2016

Joseph Constantinowsky, alias Joseph Constant



Joseph Constant, La garde rouge, 1920


Les jours passent. Nous courons partout, recommandés à l’un, à l’autre. Et mon frère reste dans la cave, et sa femme se promène durant des heures. Elle se promène tantôt sur le trottoir à côté de la fenêtre, tantôt chassée par une brute, sur le trottoir opposé. Mon frère lui siffle les chansons qu’elle aime. Sur le fin visage de sa femme les larmes coulent, elle ne les sent pas et elle ne les essuie jamais. Derrière cette grille se trouve le seul être proche qui lui reste, après les massacres. Elle porte sur son visage une tristesse très vieille, surtout à cause de ses yeux ronds et ouverts dans lesquels luit toujours un effroi.
Vraiment, elle devrait être bien touchante dans ses allées et venues, en ces matins d’automne noir (elle lui apportait du thé), en ces jours pluvieux et froids, en ces soirs sombres et affairés. Les soldats qui gardaient la porte de la Sigourantza fermaient les yeux quand elle s’arrêtait à la grille.



Joseph Constant, Femme assise, 1923



Oui, je le sais, chaque mur chaque pierre de la chaussée est un traquenard, chaque homme est un traître, chaque mot une perfidie. Mais que faire ? Ne vaut-il pas mieux vivre par minutes, par parcelles de minutes. J’ai les pieds étendus, ils se reposent, je suis heureux. Et je ne me souveins de rien. Nous passons, nous passons. Sur les vitres poisseuses passent de sombres images, passent des maisons plates ; elles se développent, s’enfuient vers la nuit et se referment, leurs fenêtrees clignent ; puis des clos, des champs tristes et noyés ; des villages sombres dorment enfoncés dans les trous et ensemble tout le paysage s’en va de biais, court vers l’horizon noir. Des champs froids courent couverts de gelée, les forêts endormies et humides dansent en cercle, entourent les collines et nous les lancent dénudées du fond de leur froid nocturne. Mais toute cette solitude glaciale elle est dehors, nous, nous ne faisons que passer, enfermés dans notre chaleur. Quelle force, quelle Sigourantza peut nous arracher de notre cage volante. Nous sommes enfermés dans une citadelle de paix qui nage si doucement, comme si nous ne vivions plus, comme si la vie s’était soudain arrêtée.
Nous glissons comme s’il n’y avait rien derrière nous et comme si rien ne nous attendait devant. Nous ne faisons que glisser, que passer, sans poids, sans résistance.
Michel Matvéev, Les Traqués





Se reporter à la précédente publication pour fondre en seule personne Michel Matvéev, Joseph Constantinowsky et Joseph Constant : http://plusoumoinstrente.blogspot.fr/2016/01/joseph-constantinowski-alias-michel.html



N°492

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