7 juillet 2011

Ralph & Charlie



« Je comptais maintenant me rendre à Londres pour y présenter “Les Lumières de la ville”. Pendant que j’étais à New York, je vis beaucoup mon ami Ralph Barton, un des rédacteurs du New Yorker, qui venait d’illustrer une nouvelle édition des “Contes drolatiques” de Balzac. Ralph n’avait que trente-sept ans, c’était un garçon excentrique et très raffiné, qui s’était déjà marié cinq fois. Il était déprimé depuis quelque temps et avait tenté de se suicider en avalant une forte dose de je ne sais quel médicament. Nous embarquâmes donc tous les deux sur l’Olympic, le bateau à bord duquel j’étais revenu pour la seconde fois en Amérique. »



Pendant ce voyage à Londres, Ralph Barton rendit visite à sa fille dans un couvent :
« Il me montra une photographie d’elle prise quand elle avait seize ans, et je fus frappé par sa beauté : deux grands yeux sombres, une bouche pleine et sensible et un sourire engageant. (…) Ralph m’expliqua qu’il l’avait emmenée à Paris, à des soirées dans des boîtes de nuit, dans l’espoir de lui faire oublier sa vocation religieuse. Ils lui avaient présenté des soupirants, ils s’étaient efforcés de la distraire et en avait semblé ravie. Mais rien ne put la détourner de devenir religieuse. Ralph ne l’avait pas vue depuis dix-huit mois. (…) La fille de Ralph finit par entrer dans la pièce. Je fus aussitôt frappé de tristesse car elle était aussi belle que sur sa photographie. Seulement, quand elle souriait, on voyait qu’il lui manquait deux dents sur le côté. La scène était étrange : nous étions assis tous les trois dans cette petite pièce sans gaieté, ce père indulgent et mondain de trente-sept ans, les jambes croisées fumant une cigarette, et sa fille, cette jolie religieuse de dix-neuf ans, installée en face de nous. J’avais envie de m’excuser et d’attendre dehors dans la voiture, mais ils ne voulurent rien entendre, ni l’un ni l’autre. (…) Quand l’heure fut venue de prendre congé, elle saisit la main de son père et la serra longuement et affectueusement, comme si elle avait je ne sais quelle intuition. Pendant le trajet de retour, Ralph demeura silencieux, tout en s’efforçant de ne pas paraître trop affecté. Deux semaines plus tard, il se suicida dans son appartement de New York en se tirant une balle alors qu’il était allongé sur son lit avec un drap par-dessus la tête. »

Ralph Barton, Contes drolatiques de Balzac

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